Docteur, je ne rêve plus.

[Nouvelle en cours – suite à venir]

CHAPITRE 1

Prisonnier d’un corps bizarre et maladroit : C’est ainsi que Samuel se voyait depuis l’adolescence. Son nez était légèrement, presque imperceptiblement tordu vers la gauche et son dos l’empêchait de se tenir parfaitement droit. N’imaginez pas un bossu, loin de là : on aurait simplement dit qu’il se tenait de façon voutée, mais il n’avait en fait pas le choix. Ses parents eurent beau lui dire, quand il était petit : redresse-toi ! Mais une visite chez le médecin fit finalement fi des remontrances : sa colonne vertébrale ne voulait pas se tenir comme il fallait et c’était comme cela. Et puis, il y avait sa maladresse continue. Samuel ne faisait que se prendre les portes en pleine face, faire tomber sa fourchette en mangeant, rater une marche en descendant un escalier un peu trop vite… Bizarre et maladroit, deux adjectifs qui selon lui, lui incombaient parfaitement.

Samuel était aussi connu, parmi ses amis, sous le pseudonyme de « Monsieur Rêves ». Toujours un peu dans la lune – ce qui n’aide pas quand on est maladroit. Cela lui arrivait parfois, lors d’une conversation, d’entamer une phrase et, en plein milieu, d’oublier ce qu’il voulait dire en la commençant. Ou de cesser d’écouter son interlocuteur lorsque la conversation durait depuis plus de 5 minutes. Un rien perturbait son esprit pour l’emmener des lieues plus loin.

C’était aussi pour cela que sa femme l’avait quitté : il n’était pas assez à l’écoute à son goût. Mais à cela, il lui demandait comment continuer à écouter des plaintes incessantes pour un repas servi trop lentement au restaurant, une chambre dont la terrasse n’était pas pile en face de la mer ou un cappuccino dont la mousse n’était pas assez épaisse. Il fut un temps où il pensait aussi que cela importait, qu’il fallait en avoir pour son argent, ne pas se faire marcher sur les pieds… et puis il s’était rendu compte que les gens faisaient généralement de leur mieux. Qu’un sourire et un merci rendaient tellement plus heureux qu’une remarque sèche et rébarbative. Et surtout, que lui et sa femme n’avaient plus la même vision de la vie. C’est ce qu’il avait tenté de lui faire comprendre, en essayant de la faire changer et abonder dans son sens, mais les gens ne changent pas si ce n’est de leur plein gré.

Agnès avait donc fini par partir d’elle-même. Quelque temps avant leur séparation, Samuel lui avait dit qu’il voulait tout reprendre à zéro. Oublier les idées reçues sur l’autre, et réessayer : de s’aimer, d’être heureux, de vivre ensemble, tout simplement. Il était parti en week-end pour se donner à chacun le temps de la réflexion mais rien ne s’était passé comme prévu et elle était partie avant même qu’il ne revienne. Plus facile de quitter quelqu’un lorsqu’il n’est pas là, selon elle. Samuel s’était donc retrouvé tout seul avec ses livres, ses rêves et sa philosophie positive. Il s’était concentré sur son travail et avait pris de nouvelles habitudes : lecture, travail, bon vin et sorties entre amis. Une vie simple qu’il commençait à apprivoiser lorsque c’était arrivé.

Généralement, le matin, Samuel se souvenait d’au moins un des rêves qu’il avait fait pendant la nuit précédente. Il avait pris l’habitude de les écrire, et parfois de les analyser, voire de les comparer entre eux : cela l’amusait. Pourtant, un matin, il se rendit compte qu’il n’avait plus rêvé depuis quelques jours ou du moins qu’il n’en avait aucun souvenir. En y prêtant une attention particulière les jours qui suivirent, de ses nuits agitées, il ne retint aucun songe. Ses heures de sommeil commençaient même à en être altérées puisqu’avant de s’endormir, il tentait de penser très fort à quelque chose afin de le convertir en rêve, mais cela ne faisait que retarder l’heure du passage du marchand de sable. Rien n’y faisait.

Il en parla un jour à un collègue qui lui répondit : « Moi, je ne me souviens jamais de mes rêves. Ce n’est pas pour autant que tu ne rêves pas, c’est simplement que ton sommeil est plus profond que d’habitude. Ça reviendra ! ». Cette théorie ne le convainquait, ni ne lui suffisait absolument pas : ses rêves, c’était son échappatoire du quotidien, de la matière brute prélevée de son inconscient qui lui permettait d’appréhender ses désirs et ses besoins réels. Ses rêves, sans vouloir paraître mièvre, il y tenait. Le temps passa et toujours rien ; la vie quotidienne, en parallèle, lui semblait de plus en plus morne. C’est son ex-femme qui lui souffla d’aller consulter quelqu’un. Ils étaient restés en bons termes et discutaient de leurs projets respectifs avec les enfants quand il lui demanda : « Tiens, tu te souviens d’une période où je t’ai dit ne plus avoir rêvé depuis plusieurs nuits d’affilée ? » « Euh, laisse -moi réfléchir », dit-elle, « tu m’as tellement bassiné avec tes rêves ! ajouta-t-elle en riant. « Souviens -toi du nombre de fois où tu m’as appelée en pleine réunion, juste pour me raconter ton rêve de la veille ! » Elle avait un sourire affectueux en disant cela. « Mais ne t’inquiète pas, je ne suis pas en train de dire que ça me manque. Et donc, tu ne rêves plus ? Mais tu es malade ? »

« Eh bien justement, ça commence à m’inquiéter. Ca va faire un mois qu’effectivement, je ne rêve plus, et du coup, je me sens vraiment déprimé. »

Agnès hausse les sourcils : « Ah, Monsieur énergie-positive-fini-deseplaindre-toutlemonde-fait-de-son-mieux est déprimé. Ca me ferait presque plaisir », renchérit-elle avec un clin d’œil. « Non mais sérieusement, si ça t’inquiète, pourquoi tu ne vas pas voir quelqu’un ? ». En effet, cela ne lui était jamais venu à l’idée de consulter un professionnel pour ce problème. Il marqua une pause. « Quel type de médecin va-t-on voir pour un problème de rêve ? Un spécialiste du sommeil ? Un chaman ? Un psy ? Mais je ne suis pas fou ! » Il se voyait déjà emmailloté dans une camisole, enfermé entre quatre murs matelassés. « Comme si les psys étaient réservés aux fous ! » S’exclama Agnès. « Après tout, tu n’as jamais fait de thérapie post-rupture… je te donne le numéro du mien si tu veux. Il est très bien. » « Ah, parce que toi, tu as fait une thérapie post-rupture ? Tu ne me l’avais jamais dit. » Agnès était de ces femmes fortes qui paraissent ne jamais avoir besoin d’aide. Elle n’avait quasiment jamais pleuré devant lui, sauf à l’enterrement de son père. Mais elle lui raconta qu’en effet, elle avait consulté un psychologue qui lui avait fait beaucoup de bien. Samuel convint d’appeler ce spécialiste le lendemain, après tout, il n’avait rien à perdre. « Mais je ne dirai pas que je suis ton ex-mari, après toutes les horreurs que tu as dû lui raconter sur moi… » « Ne t’inquiète pas, je n’ai pas dit un mot à ton propos. Ma thérapie était axée sur le futur, et non le passé. Et comme tu fais partie de mon passé… ». Samuel sourit tristement. Agnès l’étonnerait toujours.

Le lendemain, la consultation était prise : il irait en fin de semaine chez le docteur Maillard pour une première séance d’une heure. Si l’idée lui était déjà venue de faire une psychothérapie, il l’appréhendait tout de même un petit peu. Selon sa perception et celle de ses proches, aller voir un psychologue était souvent égal à avoir des problèmes mais n’avoir personne à qui en parler.

Lorsque le jour J arriva, Samuel n’avait toujours pas rêvé. « Tant mieux », se dit-il, «au moins, je vais voir un psy pour une raison valable ». Il se rendit au rendez-vous en trainant légèrement les pieds mais avec le cœur empreint d’une certaine forme de curiosité, celle proche de l’excitation. Lorsqu’il lui ouvrit la porte, le docteur Maillard avait un air austère qui n’engageait que peu à la conversation. Son cabinet, annexé à une maison cossue, ressemblait à un petit cabinet de curiosité : bibelots anciens, statuettes contemporaines et tableaux ornaient chaque recoin de la pièce. Samuel ne parvenait pas à déterminer si cela l’apaisait ou l’oppressait de se retrouver entouré de tant d’objets. Un grand canapé en velours rouge occupait la plus grande partie de l’espace, invitant les patients du docteur Maillard à s’y installer confortablement pour y livrer leurs pensées les plus intimes. Samuel s’assit au bord de celui-ci, quelque peu mal à l’aise. « Installez-vous, je vous en prie », lui ordonna poliment le docteur. Il obéit et recula de quelques centimètres au sein de l’immense fauteuil. Samuel remarqua un masque africain posé sur l’étagère en face de lui. Il le fixait, yeux ronds, bouche bée. Ce détail ne fit qu’accentuer son malaise. Il avait l’impression que le masque, et le docteur, étaient aussi impatients l’un que l’autre de pouvoir s’introduire dans son intimité. Et que plus il reculerait dans ce fauteuil, plus il serait à leur merci. « Eh bien ? Qu’est-ce qui vous amène ? » dit tranquillement le docteur Maillard ». Samuel se racla la gorge : « Docteur, je ne rêve plus ».

L’entretien dura une bonne heure. En sortant du cabinet, il s’arrêta prendre un café. Il entra dans un petit bistro et commanda un espresso, qu’on lui servit accompagné d’une Mignonette, particulièrement bienvenue au vu des circonstances. Il ressortait partagé de son expérience : d’un côté, vidé, comme après une séance de sport, lorsqu’on a tout donné et qu’un sentiment de bien-être envahit le corps et l’esprit. Et d’un autre, empli de questionnements nouveaux. « Vous êtes semblable à une batterie déchargée, Samuel », lui avait dit le docteur Maillard. « Cela pourrait expliquer que vous ne rêviez plus. Il n’y plus de fuel, d’énergie vitale, en vous. Et vous seul pouvez trouver comment vous recharger. » Le docteur lui avait prescrit quelques devoirs – ce n’était pas avec des médicaments qu’il allait rêver à nouveau – et il le reverrait un mois plus tard pour faire le point. Il avait également tenu à lui prêter une petite statuette africaine, plus jolie heureusement que l’affreux masque qui faisait face à Samuel pendant son entretien. « Elle vous inspirera peut-être », lui avait-il dit. Ne sachant pas comment refuser, Samuel avait glissé la statuette dans sa poche en bredouillant un merci mal assuré.

Le soir, en rentrant chez lui, il repensa à la statue africaine et au cabinet du docteur Maillard. Samuel avait toujours aimé le minimalisme dans la décoration et son nouveau chez lui, depuis le divorce, était particulièrement dénué de fioritures et décoration inutile. Peut-être un peu trop, se dit-il. Il prit la statuette et la déposa sur son bureau. Isolée de ses comparses, nommés masques et bibelots appartenant au Docteur Maillard, elle avait perdu de sa superbe et paraissait un peu ridicule. Qu’à cela ne tienne, il n’avait pas voulu vexer son nouveau psy. Il alluma la télé pour se divertir l’esprit et se prépara un de ses plats préféré : spaghetti bolognaises, péché mignon dont il ne se lassait pas. Les pâtes cuites al dente, la sauce dense et généreuse et le fromage fondu lui faisaient oublier la plus pénible des journées.

Son assiette vide – il avait tout avalé jusqu’à la dernière goutte, se sentant particulièrement en appétit, il se mis directement au lit après une rapide toilette. C’était quelque chose qu’il avait redécouvert, après sa séparation : se mettre au lit très tôt, et y vaquer à ses occupations ; qu’il lise un livre, regarde un film ou travaille sur son ordinateur. Cette fois, c’était le devoir du docteur Maillard qui l’occuperait. Oh plaisir immense, il commença à pleuvoir : il entendait les premières gouttes frapper contre la fenêtre du velux placé juste au-dessus de sa tête. Il soupira d’aise ; il n’aimait rien de mieux que ces moments de quiétude totale, seulement dérangée par l’activité de la nature qui elle, continuait à s’agiter autour de lui. Samuel s’attaqua enfin à la tâche. Le devoir numéro un était simple : établir la liste de ses rêves, non pas nocturnes mais bien ce dont il rêvait éveillé, en d’autres termes ses espérances et projections pour le futur. Pas si facile, se dit-il. Son regard fut attiré par sa collection de bande dessinées qui trônait fièrement dans une grande bibliothèque en chêne, à l’autre bout de la pièce. Enfant, il vouait une réelle passion aux héros de ces histoires illustrées. Quels étaient alors ses rêves ? Il tenta de se les remémorer. Il y avait ceux du genre inatteignable, comme remonter dans le temps et vivre à l’époque des chevaliers. Et puis ceux plus réalistes, comme devenir astronaute. Même s’il était loin d’être astronaute aujourd’hui. Ceux qu’il avait déjà réalisés : fonder une famille et s’acheter une jolie maison. Et les autres ? Faire le tour du monde. Devenir dresseur de lions (plus très approprié, maintenant qu’il avait compris que les animaux sauvages n’avaient pas vocation à être dressés). Testeur d’oreiller et même de crèmes glacées. Petit, des rêves, il en avait eu des tas. Et aujourd’hui, il angoissait à l’idée de n’en retenir n’en serait-ce qu’un seul sur sa liste. Armé d’un stylo, il écrit dans son carnet :

20 octobre 2019 – Liste de mes rêves.

Samuel se sentait idiot. Comme un adolescent devant un journal intime, amoureux transis d’une fille inaccessible, à écrire encore et encore son prénom comme si l’acte de le retranscrire sur un bout de papier allait lui amener l’objet de ses fantasmes sur un plateau d’argent. Mais se retrouver devant cette page blanche était aussi une façon de regarder la vérité en face : il ne savait plus ce qu’il désirait au plus profond de lui, ni quelles étaient ses attentes pour le futur. Il se sentait vide de toute envie – les envies qui prennent aux tripes, qui font déplacer des montagnes. Légèrement déprimé par ces pensées, il abandonna sa tâche pour la soirée. Peut-être la nuit lui porterait-elle conseil.

Une nuit sans rêves plus tard, Samuel se réveilla avec la sonnerie du téléphone. Il regarda furtivement l’heure avant de décrocher : son smartphone affichait 9 heures 30 tapantes. Merde. Il avait oublié de mettre son réveil, tant il était préoccupé par ses questions existentielles et sa liste de rêves qui tenait pour l’instant en une ligne. La vraie vie reprenait ses droits, de même que les obligations qui en découlaient. C’était Augustin, son collègue et ami qui l’appelait : « Mais qu’est-ce que tu fais ? On avait une réunion il y a une demi-heure et tout le monde s’inquiète pour toi. Tu es en panne de vélo ? Ne me dis pas que ce sont les embouteillages, Monsieur J’ai-laissé-tomber-la-voiture-pour-la-mobilité-douce… »

« Oh, ça va. Je n’ai pas entendu mon réveil, ou j’ai oublié de le mettre, bref, ça n’a pas d’importance. Je me dépêche, j’arrive ».

« Tu es amoureux, peut-être ? » renchérit Augustin. Mais il avait déjà raccroché.

Il soupira. Il n’en pouvait plus de ce train-train quotidien, où arriver en retard constituait le divertissement le plus excitant de la journée de ses collègues. Les réunions interminables, les déjeuners insipides, et les afterworks qui se ressemblaient tous. Pourtant il était chanceux, dans un sens : il jouissait d’un bel environnement de travail dans un cabinet d’architectes, d’horaires relativement flexibles et d’un salaire qu’on pouvait qualifier d’attractif. L’ambiance entre les collaborateurs était dans l’ensemble bonne et des sorties entre collègues étaient régulièrement organisées. La seule ombre au tableau était la redondance sans issue de tout cela. Il avait changé plusieurs fois d’entreprise au cours de sa carrière, mais finalement, mis bout à bout, ces vingt ans se ressemblaient en de nombreux points. Vingt ans déjà. Il repensa à sa feuille blanche de la veille. Il interrompit subitement ses rêveries ; il était vraiment très en retard, et son but n’était pas de se faire virer aujourd’hui. Même si au moins, il se passerait quelque chose de différent : l’équivalent d’un véritable tremblement de terre à l’échelle des péripéties de sa vie et de celle de ses condisciples.

Arrivée la pause de midi, il ne manqua pas de se faire interroger par Augustin. « Alors, toujours la tête dans les étoiles ? Non mais sérieusement, qu’est ce qui t’arrives ? » « Je t’ai déjà dit… je ne rêve plus, et ça me taraude. Bon, garde ça pour toi mais je suis allé voir un thérapeute et j’avais un devoir à faire, hier soir. Ca m’a pris la soirée, jusqu’à oublier que j’avais un boulot et qu’on m’y attendait le lendemain. »

« Ah, je vois. Ecoute, tu m’inquiètes, tu ne viendrais pas te changer les idées autour d’un verre, ce soir ? »

Encore un afterwork. Samuel en était venu à détester ce mot – tout comme le mot brunch, d’ailleurs.

« Je vais voir ».

« Aie, ça s’annonce mal. Un petit verre. Ce sera sympa ! Tu ne viens plus jamais », s’apitoya Augustin, avec les yeux d’un chiot suppliant.

A dix-huit heures, alors qu’il éteignant son pc dans l’optique de filer en douce, deux mains vinrent se poser devant les yeux de Samuel. « Un petit verre… » une voix plaintive supplia. « Ce soir, c’est ton soir. Je le sais, je le sens ! Et demain, c’est vendredi ! »

« Demain, c’est vendredi », pensa-t-il. A ses oreilles, les jours de la semaine sonnaient comme des litanies, synonymes d’une routine meurtrière. Se sentant piégé, et envahi de pitié pour son ami si enthousiaste à l’idée de siroter un Gin Tonic à 15 euros accompagné de cacahuètes trop salées en sa compagnie, il accepta. « Oui, un jeudredi de folie ! » piailla ce dernier. « Arrête, tu vas me faire changer d’avis », marmonna Samuel. « Bon, on va où ? »

Dans le nouveau petit bar à cocktail où se retrouvaient désormais régulièrement les collaborateurs de Samuel et Augustin, la musique battait son plein et les planches de tapas défilaient aux côtés des Spritz, verres de rosés et autres Gin tonics. Samuel se laissa tenter par un Spritz Saint Germain, une alternative paraissait-il étonnante au célèbre breuvage à la robe orange vive. C’était en effet, très bon – il dû l’avouer – et il en fut rapidement à son troisième verre. Les vapeurs de l’alcool dissipaient ses sombres pensées des derniers jours et son humeur s’améliora considérablement. Les afterworks avaient tout de même de bons côtés. « Ah, je te retrouve ! ». Augustin, qui finissait d’un trait son énième verre de bière, n’était pas en reste. « Tu vas en faire des beaux rêves, ce soir ! », beugla-t-il.

Samuel sorti pour prendre l’air et s’éloigner du brouhaha ambiant. Il respira profondément. Il était environ vingt heures et le ciel s’était teinté d’un beau rose orangé. C’était une jolie soirée d’été et il était finalement soulagé d’en profiter plutôt que de retourner s’enfermer devant sa feuille blanche. Autour de lui, les gens avaient l’air heureux, des sourires accrochés sur leurs visages cernés mais contents. Il remarqua soudain qu’une jeune fille le fixait depuis l’intérieur, accoudée au bar. Gêné, il détourna le regard et entama une conversation avec Gery, un collègue de la compta qui finissait sa cigarette. Quelques instants plus tard, une main légère s’abattit sur son épaule. « On ne me reconnait pas, je vois ? ». La jeune fille du bar. Droite, élégante. Elle lui tendit la main : « Pauline, nous nous sommes rencontrés chez Margaux, pour son anniversaire ? Je vous ai reconnu à votre manière de vous tenir », avoua-t-elle. « Vous allez finir bossu à ce rythme-là ! »

Il rougit ; ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait la réflexion, mais de la part d’une quasi-inconnue, c’était d’autant plus gênant. De plus, il n’était pas physionomiste pour un sou : elle ne lui disait absolument rien, étant donné qu’il fallait généralement qu’on lui présente une personne au minimum cinq fois pour relier un visage à un nom. Le ton enjoué et chaleureux de Pauline dissipa cependant rapidement son embarras, et ce fut le début d’une discussion qui les mena à se retrouver pratiquement les derniers dans le petit bar de quartier. Il était minuit passée. L’air était maintenant frais et Pauline frissonna. « On ferait mieux d’y aller, je pense », souffla-t-elle. Samuel, maladroit mais gentleman, lui avait déjà prêté sa veste et avait oublié qu’il grelottait lui-même, absorbé par la conversation. Pauline avait comme lui, traversé précédemment une période de doutes et avait opéré un changement de vie plutôt radical. Anciennement avocate, elle s’était reconvertie dans la décoration florale.

« Il faut que tu trouves ce qui te fait vibrer. Sois patient, et surtout, suis ton instinct. Fais tes propres expériences. Tes rêves reviendront, j’en suis sûre. »

Ils échangèrent leur numéro et se promirent de se revoir avant de rentrer chacun de leur côté. Samuel repartit chez lui pensif. Pauline lui avait fait de l’effet, comme aucune femme ne lui en avait fait depuis longtemps. Depuis Agnès peut-être. Son élégance naturelle et sa simplicité lui plaisaient, et sa beauté subtile mais indéniable l’attiraient tout autant. Il se saisit à imaginer une nouvelle histoire, lui qui ne cherchait absolument pas de compagnie pour l’instant, trop occupé à profiter de sa liberté récemment acquise. Seul, il avait redécouvert les plaisirs de la lecture, d’une promenade dans les bois en silence, d’une soirée entre amis pouvant se prolonger jusqu’aux petites heures sans aucune culpabilité. Mais n’était-ce pas qu’un leurre ? Le goût de la nouveauté lui jouait peut-être des tours. La solitude l’attendait sans doute au coin de la rue, elle pouvait à tout moment surgir et l’engloutir tout cru, l’entrainant dans ses profondeurs les plus sombres. Il n’en savait trop rien mais une chose était sûre : il était heureux pour l’instant et préférait se concentrer sur ses besoins et son accomplissement personnel avant de se jeter corps et âme dans une romance.

Le lendemain, malgré ses élucubrations individualistes, Samuel n’avait qu’une chose ou plutôt qu’un nom en tête : Pauline. Rien que la sonorité du nom en lui-même l’enchantait. Perdu dans ses rêveries, il n’entendit pas Augustin approcher. « Quoi de prévu ce week-end ? » asséna celui-ci. « Ta conversation s’amenuise de jour en jour, est ce que tu t’en rends compte ? » rétorqua Samuel. « Quelles activités prévois-tu pour clôturer en beauté la semaine qui vient de s’écouler, mon cher ? », reformula Augustin. « Mon dieu qu’il est compliqué d’être ton ami, parfois ».

« Alors, ce week-end, j’avais pour projet d’emmener les enfants à une exposition d’art contemporain : il faut bien les éduquer, ces petites têtes blondes. Ensuite nous déjeunerons avec mon ex-femme, et pour le reste, du repos et du bon vin, c’est ce qui rend un homme heureux, non ? » Il marqua une pause. « Et toi ? » ajouta-t-il, se souvenant que ceux qui vous posaient cette question attendaient généralement l’équivalent en retour.

« Je dors. Je suis mort. Ce jeudredi m’a tué. Achevé. D’ailleurs, cette petite brune, c’était qui ? »

« Oh, une vieille connaissance. Mais ne commence pas avec ça, je t’en prie. »

« Elle te plait, je le vois à ta tête, mais je ne commencerai pas avec ça.»

« Merci. »

« À lundi ? »

«  À lundi ».

Soulagé de ne pas devoir subir d’interrogatoire, Samuel exécuta le minimum syndical le reste de l’après-midi et rentra chez lui le cœur léger d’être enfin libéré de ses obligations hebdomadaires. Il n’avait pas menti : il emmènerait bien ses enfants dans ce nouveau musée d’art contemporain le lendemain après-midi et pour respecter ses engagements jusqu’au bout, il se servi un verre de Sauvignon fraîchement sorti du frigo une fois rentré chez lui. Il lui restait une chose à faire, qui ne faisait pas partie du programme annoncé à Augustin : le devoir demandé par le docteur Maillard.

Dimanche matin, Samuel était de retour devant la page dont la taille de la surface blanche était inversement proportionnelle à celle de son inspiration. Il avait rêvassé de Pauline tout le week-end, sans oser la contacter. A contrario, sa liste de rêves ne contenait toujours qu’une seule ligne dont il n’était qu’à moitié convaincu. Il regarda la statuette, toujours posée sur son bureau. Quelque chose attira son attention. La statue représentait une sorte de guerrier africain bariolé de peinture rouge, une lance à la main. Son regard était, pour celui d’une statuette, particulièrement présent. Presque trop présent. Samuel continua de l’observer et décela une lueur dans les yeux du guerrier. Il recula. Je deviens fou, se dit-il. J’ai l’impression que ma statuette est vivante. Ce qui n’était pas qu’une impression : la statuette s’anima bientôt réellement. Ses yeux s’éclairèrent subitement et la main dans laquelle elle tenait sa lance se mit à bouger. Au lieu d’une lance, il s’agissait plutôt d’une sorte de stylo au bout pointu, qu’il brandit en l’air avant de le faire atterrir sur la feuille de papier. Samuel n’en croyait pas ses yeux. Il regardait la scène bouche bée, tellement choqué qu’il ne parvenait plus à faire le moindre geste. Et puis, la statuette se mit à écrire. Sur la feuille blanche de Samuel. Le petit guerrier en bois soulevait son stylo de toutes ses forces pour faire apparaître des mots sur le papier – des mots dans une langue que Samuel ne connaissait pas. La statuette laissa ensuite tomber le stylo qui repris sa place dans la paume du guerrier, celui-ci retrouvant sa position initiale, figé.

La scène dura environ 5 minutes mais Samuel eut l’impression d’avoir assisté à un spectacle de deux heures. Spectacle, le mot était faible : ce qui venait de se passer était complètement irréel. Samuel tenta de reprendre ses esprits. Je rêve à nouveau ! Se dit-il. Je suis forcément, en ce moment même, en train de rêver.  Je vais bientôt me réveiller et tout va redevenir comme avant : rêves la nuit, réalité le jour, plus de liste de rêves à mettre sur papier, plus de Docteur Maillard ni de statuette.

Tout à coup, la sonnerie du téléphone retentit. Samuel se rua vers l’appareil : c’était Agnès. Il s’exclama : « Agnès, c’est super. Mes rêves sont revenus ! C’est drôle que tu m’appelles maintenant ». « Euh, tout va bien ? » Agnès n’avait pas l’air de comprendre. « Oui, écoute, je te rappelle une fois que je serai réveillé ; de toute façon, puisque je suis en train de rêver, tu n’auras aucun souvenir de notre conversation. » Et il lui raccrocha au nez. Hilare, comme fou, Samuel alla se remettre au lit. Je vais bientôt me réveiller et tout sera comme avant, se répétait-il. Il ferma les yeux et finit par s’assoupir.

En début d’après-midi, Samuel émergea d’une sieste revigorante. Il sourit, heureux : il venait de faire un rêve qui relevait de l’absurde mais qu’importe l’objet de celui-ci, son problème était enfin résolu. Il se leva d’un bond : sa tête tournait légèrement et il se rappela pourquoi il détestait les siestes. Bien que bénéfiques quand il avait besoin d’un regain d’énergie, elles le mettaient, au réveil, dans un état léthargique qui mettait quelques minutes à se dissiper. Il descendit se faire un café et se dirigea ensuite vers son bureau, déterminé à jeter son devoir à la poubelle maintenant qu’il rêvait à nouveau. Il avança la main vers la feuille de papier et son souffle se figea : sur la surface blanche, les mots du guerrier africain s’étalaient dans une encre de jais. Les symboles, provenant d’un alphabet étranger à sa connaissance, lui étaient totalement incompréhensibles, et pourtant, d’une certaine manière, familiers. Il observa la statuette. Celle-ci, le regard vide, se tenait sagement debout, dans l’exacte même posture que lorsque le docteur Maillard la lui avait donnée. Samuel s’assit sur sa chaise. Ses pensées s’emmêlaient pour ne plus former qu’un enchevêtrement confus. N’avait-il donc pas rêvé ? La seule personne qui pourrait potentiellement l’aider, dans l’immédiat, serait sans doute le docteur Maillard, propriétaire de cette étrange statuette. Mais c’était dimanche et sa politesse lui interdisait de déranger son thérapeute en ce jour de repos mérité : il détestait lui-même les clients qui l’appelaient en plein milieu du week-end, il n’allait donc pas infliger cela à son thérapeute. ⁠

Dehors, le soleil brillait ; il enfila un pull en laine, celui qu’Agnès lui avait offert pour ses 40 ans et qu’elle avait passé des mois à tricoter, elle qui d’habitude avait deux mains gauches. Elle avait donné tout son cœur dans cet ouvrage et le résultat était plutôt réussi : la couleur bleu canard faisait ressortir les yeux de Samuel et les broderies blanches sur le bord des manches apportaient une finition élégante et un soupçon d’originalité. Il aimait le porter avec un pantalon en lin mais il faisait un petit peu trop froid. Il opta plutôt pour un jean et sortit, le visage tourné vers la lumière automnale. La sentir sur son visage lui faisait du bien. Peut-être que je deviens fou et que j’avais juste besoin de m’aérer, se dit-il. La pression qu’il s’infligeait pour retrouver ses rêves commençait à devenir pesante. Pression qui l’avait suivi dans chacune de ses démarches pendant de longues années : mariage, enfants, travail, vacances. Sa femme y participait certainement, à l’époque : il fallait toujours que tout soit parfait. Il avait enfin réussi à se défaire de cet étau quand son problème de rêves avait commencé. Ne serait-il donc jamais tranquille ? La tranquillité d’esprit. Il l’avait presque touchée, du bout des doigts, imperceptiblement et ce, lorsqu’il avait enfin accepté sa séparation avec Agnès et que son avenir s’offrait à lui de façon simple et sereine. Il avait plein de petits projets pour lui-même et rêvait beaucoup : des rêves fantasques, qui l’emmenaient dans de lointaines contrées et lui faisaient expérimenter mille et une vies. Il rêvait de sa réincarnation en fourmi, ouvrier d’une collectivité de centaines d’autres congénères, portant de minuscules morceaux de sucre sur son dos. Fourmi qui devenait, dans la même nuit, un enfant avec la capacité de survoler montagnes et océans grâce à des ailes mécaniques faites d’une matière légère et ouateuse, construites de ses petites mains. Ses rêves étaient plus créatifs que jamais, et l’enchantaient chaque matin lorsqu’il en retranscrivait les bribes de souvenir.

Samuel n’alla pas au bureau le lendemain : il voulait absolument se rendre chez le Docteur Maillard, d’abord pour lui demander un certificat médical, mais surtout pour éclaircir cette histoire de figurine. Samuel évoluait dans un brouillard complet depuis l’épisode de la veille. Malgré son tempérament rêveur, il était plutôt terre à terre dans ses croyances ; jamais il ne fantasmait sur de mystérieuses créatures ou une présence supposée, ici-bas, d’esprits en provenance de l’au-delà. Il trouvait le monde dans lequel il vivait assez enchanteur que pour espérer trouver de la magie ailleurs. Pas fermé d’esprit, il était plutôt indifférent à ces choses-là, un peu comme Saint-Thomas : il avait besoin de voir pour croire. Encore une chose qui le différenciait d’Agnès, qui avait déjà, à plusieurs reprises, appelé les esprits lors de séances vaudoues entourée d’amies proches : amatrice de ces expériences afin d’avoir matière à en rire plus qu’autre chose, elle aimait aussi raconter qu’un fantôme appelé Georges habitait le grenier de la maison de ses parents quand elle était petite. Samuel avait déjà surpris plus d’une fois Agnès un sourire en coin, en train de raconter à quel point Georges avait marqué son enfance. A ses yeux, c’était plus de la vantardise qu’autre chose, tellement Agnès aimait attirer l’attention sur elle, ajoutant de nouveaux détails à chaque fois qu’elle en parlait. 

Arrivé chez le Docteur Maillard, Samuel fut tout de suite arrêté par sa secrétaire : filiforme, stricte, à la frange raide et longue, les vêtements parfaitement coupées, sans rien qui dépasse : elle a l’air d’une asperge, se dit Samuel intérieurement. -Vous avez rendez-vous ? lui dit-elle laconiquement. Il expliqua qu’il n’en avait que pour quelques minutes, mais dû tout de même attendre la pause de midi du docteur. -Vous pouvez patienter dans le petit salon, lui dit-elle. Le terme salle d’attente ne s’appliquait donc pas aux psys, se dit-il. Ou ce n’était peut-être pas assez distingué pour le Docteur Maillard. Installé dans un fauteuil vintage une personne – bleu nuit cette fois, mais toujours en velours, Samuel chercha de la lecture sur la table basse : un magazine sur le golf ferait bien l’affaire ; mais en lieu et places des magazines il se rendit compte qu’il n’y avait que des albums photos du Docteur Maillard. C’était bien lui, club de golf à la main, posant sur un green parfaitement entretenu, sur fond de ciel bleu et en arrière-plan, une vue imprenable sur l’océan. En feuilletant l’album, on pouvait voir le Docteur en train de partager un plat local avec une tribu, entouré d’enfants africains, ou prenant la pose avec les sages d’un village local. Souriant toujours, l’air bien plus bienveillant que lors de sa consultation avec Samuel. Celui-ci était perdu dans ses rêveries lorsque la secrétaire-asperge l’appela. -Monsieur Maillard a exactement 7 minutes à vous consacrer avant de sortir déjeuner. Quel honneur.

Samuel lui raconta tout, depuis la page blanche de son devoir jusqu’à la statuette qui se figeait après avoir couché son charabia sur papier. Pas de chance, cette tête de linotte de Samuel avait oublié la feuille de papier en question. Le Docteur Maillard l’écouta, marqua un temps et lui dit sans ciller : – vous avez dû rêver, jeune homme. Jamais une statuette ne s’est mise en mouvement, et encore moins, ne s’est mise à écrire. Je suis navré mais je ne peux rien faire pour vous. -Je suis venu ici parce que justement je ne rêve plus, je vous le répète encore, et vous me dites que j’ai rêvé ? s’énerva Samuel. Vous n’avez absolument rien compris ! Il devenait rouge et avait trop chaud, mais surtout, était furieux d’avoir dépensé son argent, et son temps, chez ce grotesque personnage. Il répéta plusieurs fois « Je ne rêve plus » pour terminer en larmes. Le Docteur Maillard, qui ne montrait pas la moindre émotion, tendit tout de même un mouchoir à Samuel et regarda sa montre. -Je dois vraiment y aller, je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider. Vous pouvez garder la statuette, lâcha-t-il, comme si cela allait consoler son patient. Samuel sortit du cabinet en oubliant volontairement de saluer sa secrétaire : quel duo d’affreux personnages ils faisaient. Et Agnès qui lui avait conseillé de consulter cet homme… il ne comprenait pas. Pour marquer sa sortie théâtrale, il fit également une chose que jamais, il n’avait fait de sa vie : en passant à côté de la table où trônaient fièrement les albums photos du Docteur, il attrapa au passage l’album à la couverture golfique qu’il avait feuilleté auparavant et l’emporta. Il ne put s’expliquer ce geste : Samuel avait horreur des voleurs et même enfant, n’avait jamais commis le moindre larcin. Entrainé par la rage, il avait tout simplement et presque malgré lui, prit l’album d’un geste brusque, rapide et assuré, de sorte que l’asperge ne remarqua rien et qu’il put sortir du bâtiment sans encombre, partagé entre la colère, la fierté et l’ébahissement.

Samuel feuilleta longuement l’album, une fois rentré chez lui. « Namibie 2018 », écrit en lettres italiques, en ornait la tranche extérieure. Il observait le visage lumineux du Docteur, qui faisait preuve d’une aisance remarquable au milieu des différentes villages visitées au gré du voyage. Des paysages majestueux s’étendaient à perte de vue sur les plus grands clichés de l’album : savane, sol lisse qu’on savait brûlant, ciel azur, soleil agressif. Petites maisons de pailles, modestes mais à l’esthétisme affirmé. Et ces sourires. Ce bonheur apparent. Samuel avait rarement vu des gens aussi rayonnants. Malgré l’épisode récent lors duquel le Docteur avait balayé ses questionnements d’un revers de main, il remontait tout de même dans l’estime de Samuel. Son humanité transparaissait enfin, dans cet album qui devait lui être cher. Samuel lui rendrait un jour, mais pas tout de suite : il avait envie de le montrer à Pauline, et de lui raconter toute l’histoire. Peut-être qu’elle le croirait, elle. Pauline.

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